Quand la parole se cyberdélie
Alternatives, Vanessa Gordon, December 1, 2005

Depuis la nuit des temps, des hommes et des femmes ont été censurés, voire emprisonnés, torturés et parfois mis à mort en raison de ce qu’ils avaient dit ou écrit. Aujourd’hui, avec l’avènement du cyberespace et la prolifération des cafés Internet, il est de plus en plus facile à quiconque de diffuser mondialement et rapidement des critiques, des commentaires, des opinions dissidentes, notamment à travers des blogs. Certains en subissent parfois le dur revers de la répression, comme en Tunisie, en Chine ou en Égypte.

Abdolkarim, un jeune dissident quelque peu énigmatique, âgé de 21 ans, est le premier des cyberdissidents à être arrêté en Égypte. Sa famille est résolument sunnite et lui-même est inscrit à la prestigieuse école de droit Al-Azhar. Ce qui ne l’a pas empêché de tenir dans son blog, c’est-à-dire son site Internet personnel, des propos radicaux et offensants pour les membres de la communauté musulmane. Pour avoir publié un compte-rendu émotif des émeutes, il a été « puni » de 18 jours de détention.

C’est qu’il a décrit les émeutes qui ont eu lieu en octobre, à Alexandrie en Égypte, aux abords d’une église copte, en ces termes : « Hier, les musulmans ont retiré le masque, révélant au monde leur véritable sinistre visage, ultime incarnation du barbarisme, de la brutalité, du vol et de l’inhumanité. Les incidents dont j’ai été témoin hier ont été pour moi un révélateur d’à quel point leurs revendications de tolérance et de paix n’étaient que des écrans de fumée. » À la fin de l’incident, trois commerces avaient été détruits, trois personnes tuées et plusieurs blessées. En tout, environ 150 personnes ont été arrêtées.

Confuse liberté d’expression

Il n’y a pas eu beaucoup de mobilisation pour défendre le droit à la liberté de parole d’Abdolkarim. En fait, son militant le plus actif est un universitaire musulman du nom de Malek Mostafa. À titre d’opposant à l’arrestation du jeune cyberdissident, Malek a consulté des avocats et visité sa famille. Car, dit-il, même s’il a été offensé par les écrits d’Abdolkarim, il croit fermement que la liberté de parole est inhérente à l’islam.

Malek Mostafa est en ce sens un être à part. Globalement, il existe une grande confusion autour des questions reliées à la liberté d’expression. Et lorsque la confusion règne, l’hypocrisie se déchaîne. Bien des gens, aux bonnes intentions, se retrouvent dans l’embarras en raison de la façon dont ils se sont exprimés dans Internet. Le monde majoritairement silencieux est en attente, parce qu’à ce jour, il n’existe pas de consensus international sur ce qui peut et ne peut pas être publié dans le cyberespace.

Cyber-Chine

Roland Soong est un chercheur en communication, basé à Hong Kong. Il exploite le blog très couru, EastSouthWestNorth, dans lequel il dépeint la Chine telle qu’il la perçoit. La Chine est une société fermée dans laquelle Internet croît de façon stable, ce qui permet à de plus en plus de ses citoyens de discuter en ligne. La plupart n’aborde pas les grands enjeux politiques. Seuls quelques-uns s’y risquent. Pour Soong, se sont des « leaders d’opinion », alors que l’État chinois est, quant à lui, un leader mondial de la cyberrépression.

Le chercheur souligne que dans nombre d’États, le droit à la liberté d’expression, dans le cas spécifique d’Internet, est protégé par leur Constitution. Mais en Chine, la liberté de parole s’arrête là où la sécurité nationale commence. En revanche, aucun écrit n’explique ce qu’est la sécurité nationale. Des cyberdissidents sont ainsi arrêtés et emprisonnés sans autre forme de procès. Et parfois sans laisser de trace.

Dans notre cours

Des campagnes sont actuellement en cours afin d’empêcher les gouvernements d’obtenir des renseignements sur les blogs et les sites Internet dans le but d’en poursuivre les auteurs, sans qu’ils aient dûment obtenu un ordre de la cour. Cet enjeu est important et nous concerne personnellement. Le mois dernier, le projet de loi C-74 a été présenté devant le Parlement canadien. S’il est adopté, la justice n’aura plus besoin de mandats pour obtenir des fournisseurs de service Internet des renseignements sur leurs abonnés : adresses civiques, adresses IP, numéros de téléphone, de téléphone portable.

Dans les pays où l’appareil judiciaire n’est pas indépendant, les mandats ne sont le plus souvent qu’une futile formalité. Certains des plus importants fournisseurs de service Internet reçoivent près de 200 ordres de cour par jour leur demandant de fournir des adresses IP, des noms et des adresses civiques. Ils ne sont pas informés de la nature des causes, et leurs employés ne sont pas en position d’argumenter.

Une question de temps

De l’autre côté, dans le cas de la Chine, il est évident qu’avec 100 millions d’utilisateurs d’Internet - un chiffre qui ne cesse d’augmenter - il n’existe aucun moyen efficace de surveillance. Les gens discutent en ligne d’enjeux tels la liberté de parole avec une liberté qui n’existait tout simplement pas il y a 20 ans. Soong croit que ce n’est qu’une question de temps pour que la Chine ne ressemble aux États-Unis. Autrement dit, avant qu’il y ait 10 millions de voix et... personne pour les écouter. Les voix les plus fortes seront celles qui auront accès aux médias de masse.